De Hanokh Levin

Mise en scène

Lorsque Zina Balmer m’a proposé de mettre en scène La Putain de l’Ohio, j’ai accepté avec enthousiasme. Hanokh Levin est sans conteste un des plus grands dramaturges de notre temps. Son écriture concise et sans fioritures est une œuvre à hauteur d’homme. Elle fouille avec gourmandise et un humour ravageur la tragédie métaphysique de l’humanité. C’est avec une férocité jubilatoire et crue que ce grand auteur nous raconte la vie comme une lutte perpétuelle où s’épuise une humanité poisseuse et médiocre qui n’en finit pas de perdre et de se perdre. Guerre à l’extérieur, mais aussi guerre en dedans, entre l’homme et la femme, le père et le fils, et finalement entre l’homme et lui-même.

La phrase fameuse de Goya « Le sommeil de la raison engendre des monstres » ne cesse d’être pour moi une ligne d’inspiration et de fascination. Avec la Putain de l’Ohio, mon ambition est d’aborder grâce à Hanokh Levin la violence et la sauvagerie de nos sociétés, et ce en laissant tout moralisme au vestiaire. C’est ce tragi-comique qui m’intéresse, celui où l’instinct et la bestialité se confrontent à la raison. Il ne peut plus alors être question de bienséance ou de valeurs idéologiques moralement et politiquement correctes.

En montrant des situations sans grille rassurante, en miroir drôle et cru de la société, le spectateur peut alors dans le plaisir devenir acteur de la représentation et libérer son imaginaire de toutes préconceptions. Ici c’est la confrontation entre les désirs des personnages et la réalité qui m’intéresse. Les héros de ce théâtre sont des êtres cabossés ou des inadaptés, ahuris devant l’iniquité de la société. Ils se posent alors question du sens de leur existence face à un monde qui les rejette. C’est cette inadéquation, ce mélange de tragédie et de burlesque qui provoque le plaisir du spectateur. Mettre en scène Hanokh Levin c’est mettre en lumière une pensée grave et jubilatoire qui s’incarne dans le corps de l’acteur. C’est l’interprète qui doit être au centre de la représentation pour se livrer intégralement aux situations crues, drôles et sans concessions de cette « Putain de l’Ohio ».

L’action pourrait se passer n’importe où, aujourd’hui, dans un squat, dans une rue à putes comme la rue de Genève à Lausanne, voire même dans un théâtre en suisse ou dans un immeuble en construction&hellips; L’essentiel étant la relation entre les protagonistes, on verra un espace minimaliste parsemé de quelques reliefs de mobilier ou de nourriture abandonnés. Il s’agira ici beaucoup plus d’un décor intérieur, d’une mise en abyme sinueuse des situations par une mise en scène sonore continue. De la banalité des sons du quotidien, on basculera peu à peu dans une distorsion fine pour petit à petit s’échapper avec les personnages dans une autre réalité auditive complètement onirique.

Car ici, la seule échappatoire devient la mort ou le rêve. Le texte est traversé par un grand rêve lyrique qui pourrait sublimer les personnages, mais ceux-ci s’accrochent à leurs rêves petitement cupides. Le rêve, ici se démultiplie pour finalement donner toute une série d’illusions. Ainsi, de ces songes emboîtés, finit par s’élever une réalité au désespoir si fondamental que la seule lueur permise s’appelle la mort. Mais qu’est-ce que la mort chez Levin ? La continuation du rêve ? L’apaisement ? Ce qui est sûr, c’est que la vie est cauchemar et que comme dans les grandes tragédies grecques, nous avons laissé s’échapper les mannes de notre destin depuis « longtemps. »

Benjamin Knobil

Thematiques

La putain de l’Ohio relate l’histoire d’un vieux mendiant qui, pour ses 70 ans, décide de se payer les services d’une prostituée. Mais, après une longue négociation sur le prix, à l’issue de laquelle il n’obtient aucun rabais, il n’arrive pas à consommer puisque son grand âge ne lui permet plus d’avoir la vigueur d’autrefois. La prostituée refusant de lui rendre son argent, le vieux réussit à la convaincre d’en faire profiter son fils, mendiant également. S’ensuivent plusieurs péripéties tournant toutes autour du refus du vieux père à renoncer à quelque-chose de la vie. Ce dernier, à ne vouloir se priver d’aucun des plaisirs de ce monde, va tout perdre. Ce qui lui donne la force de tenir, de la même façon que les deux autres personnages, c’est l’espoir. En effet, aussi minable et sordide qu’est ce trio, ils ont tous le désir d’un ailleurs, d’un autrement. Mais, l’espoir, s’il fait vivre, est aussi une chimère qui les rend malheureux et les tue car il leur fait perdre tout discernement. Les personnages sont pris dans cette impasse qui fait qu’espérer ou renoncer à espérer mène à la même chose, c’est-à-dire à la mort. La seule évasion qui se présente à eux est le rêve ; c’est d’ailleurs sur cette touche que se termine la pièce. Le rêve est l’échappatoire pour une vie plus supportable. La pièce est crue, violente et extrêmement drôle. La beauté de ce conte moderne et son pouvoir cathartique résident dans son face-à-face entre le trivial, la faiblesse du corps déchu – un corps pulsionnel qui se décompose – et l’aspiration à un être philosophique ou métaphysique. On se situe dans un monde qui semble réduit à un marchandage permanent où les valeurs sont inexistantes, délaissées pour l’argent, le sexe ou la mort. Mais la tristesse de ce monde apparemment déliquescent se mêle à une humanité désarçonnante faite de tendresse, de naïveté et d’humour qui donne à ce texte la force d’une tragédie contemporaine. L’histoire se termine sur l’acceptation d’une existence sans espoir mais qui nous laisse encore la possibilité de rêver.

Hanokh Levin

Né en 1943, de parents polonais émigrés en Palestine, Hanokh Levin fait des études de philosophie et de littérature à Tel-Aviv. Il commence son œuvre par des poèmes et des pièces radiophoniques puis se consacre dans les années 70 à l’écriture de satires politiques fortement subversives dont certaines seront interdites sous la pression des journalistes et du public. Il écrit également des pièces tragi-comiques, essentiellement basées sur la société israélienne souvent issues de mythes héroïques ou d’histoires bibliques. Il ne cessera de susciter passions et controverses en se moquant de l’armée israélienne, en parlant de la douleur des familles, en attaquant les nationalistes religieux et leurs traditions. Dans « Le patriote » par exemple, un citoyen israélien demande à émigrer aux États-Unis. En guise d’épreuve, le consul américain lui demande de cracher sur sa mère, de donner des coups de pieds à la figure d’un jeune arabe et enfin d’insulter Dieu. Le directeur du théâtre décide de passer outre la censure complète de la pièce. Yitzhak Zamir, représentant légal du gouvernement, recommande alors l’inculpation de la direction du théâtre pour transgression de la censure. Après que la pièce fut purgée des passages les plus litigieux, le théâtre fut autorisé à reprendre les représentations. Son parcours témoigne d’une puissante liberté d’expression. Personne n’échappe à son jugement acéré. Il n’épargne pas plus ses spectateurs, de quel bord qu’ils soient : politiques, militaires, religieux, traditionalistes et autres tenants des archétypes de la société israélienne. Tout ceci serait presque anodin si la liberté prise par Levin l’eût été ailleurs que dans un des états les plus sécuritaires au monde. L’audace de Levin a fortement dérangé l’establishment israélien sans que celui-ci – fort de sa puissance — n’aille jamais jusqu’à le contraindre au silence. Qui plus est, la majorité des pièces de Levin ont été jouées dans des théâtres subventionnés par l’État Israélien. Levin dirigera lui-même 21 de ses pièces souvent avec les mêmes comédiens, la même équipe de scénographes, costumiers, éclairagistes, musiciens et chorégraphes. Son langage théâtral qui ne ressemble à aucun autre, est un feu d’artifice de mots et d’images scéniques, expression d’un grand amour du théâtre et de tous ceux qui y participent. La putain de l’Ohio est la dernière pièce que Levin a écrite avant de mourir précocement à 55 ans en 1999, des suites d’un cancer des os.

Benjamin Knobil

Né à Paris en 1967, Benjamin Knobil est français par sa mère qui est originaire d’Oran en Algérie française, et Américain par son père qui naquit à Berlin en Allemagne. Parfaitement bilingue l’anglais est sa langue maternelle et le français ne cessera jamais de l’étonner. Il a passé sa jeunesse entre Londres, Paris, Bruxelles et Valenciennes. Après son baccalauréat, il a vécu à Paris où il a fait parallèlement des études d’histoire à la Sorbonne et l’école « Théâtre en Actes » dirigée par Lucien Marchal de 1986 à 1989. Il est arrivé à Lausanne en 1992 au hasard d’une rencontre avec une belle fribourgeoise. Depuis la fondation de sa compagnie en 1993, il a créé plus d’une trentaine de spectacles en Suisse et en France dont la grande majorité à Lausanne. De l’Opéra à Vidy en passant par le 2.21 ou la Grange de Dorigny, il a comme comédien ou metteur en scène, parcouru toutes les scènes lausannoises et romandes. Metteur en scène de théâtre et d’opéra, musicien, comédien, et formateur, il a écrit dix pièces de théâtre qu’il a jouées et montées, notamment Boulettes (prix texte en scène de la SSA) ou Le Chant du Crabe. Il a également adapté pour la scène des romans et des pièces comme Le Grand Théâtre de Jean Giono, Truismes de Marie Darrieussecq, Le Marchand de Venise de Shakespeare ou Crime et Châtiment de Dostoïevski qu’il a tourné la saison passée de Genève à Paris.

Jean-Pierre Gos / Hoyamer, mendiant père

Né en 1949, Jean-Pierre Gos commence comme dessinateur de presse dans divers quotidiens suisses romands et allemands. Il initie la réalisation d’une bande dessinée qu’il laisse inachevée, mais elle trouve son aboutissement sur un texte joué au Théâtre du Stalden à Fribourg par Gisèle Sallin et lui-même sous le titre d’Eléonore, la dernière femme sur la Terre. C’est cette première expérience qui lui permet de trouver son mode d’expression. Il suit alors les cours de l’ESAD à Genève. Depuis 1979, il exerce le métier de comédien tant au théâtre qu’au cinéma. À ce jour, il a joué dans plus de 70 pièces de théâtre, dans des mises en scène notamment de Benno Besson, Thomas Ostermeier, Alain Françon, Claude Santelli, Manfred Karge, Philippe Mentha, Séverine Bujard, Bernard Meister, Jean-Gabriel Chobaz, Frédéric Pollier, Gianni Schneider, Marielle Pinsard, Marcel Robert, Philippe Morand, Joseph Voeffray, Anne Vouilloz, Pierre Bauer. Sa filmographie comprend à ce jour plus de 70 films dont Vincent and Theo de Robert Altman, Jeanne d’Arc (Luc Besson), Gainsbourg Vie Héroïque (Joann Sfar), Quand j’étais chanteur (Xavier Giannoli, Eden à l’Ouest (Costa Gavras )etc. La télévision lui offre également une vingtaine de participations à des séries et à des téléfilms. L’Opéra de Lausanne lui permet de faire ses débuts aux côtés de chanteurs lyriques dans Le Directeur de Théâtre de Wolfgang Amadeus Mozart où il interprète le rôle-titre, La Canterina de Josef Haydn et La Veuve Joyeuse de Franz Lehar dans une mis en en scène de Jérôme Savary, puis La Périchole et la Grande Duchesse de Gérolstein mis en scène d’Omar Porras, Pierre et le Loup de Pokoviev mis en scène de Gérard Demierre et dans le cadre de la Route Lyrique deux folies d’Offenbach, Monsieur Choufleuri et Croquefer mis en scène par Eric Vigié et Les Mousquetaires au Couvent de Louis Varney mis en scène par Jérôme Deschamps. L’écriture fait également partie de son travail. D’abord pour le théâtre, Un oiseau dans le plafond, pièce créée au Théâtre du Grütli à Genève sera reprise à Paris, Ankara, Toulouse, Lausanne et Lucerne, puis Solange et Marguerite dans une mise en scène de Giselle Salin à Sion. Il adapte Un Oiseau dans le plafond et réalise un court métrage qu’il intitule Wazo. Il se lance enfin dans l’écriture pour la voix et crée en 1999 Les Roses blanches contre-attaquent, un spectacle musical sur des musiques de Lee Maddeford qui sera présenté au Théâtre du Grütli à Genève, à l’Atelier volant à Lausanne puis en tournée en Pologne. Il renouvelle sa collaboration avec Lee Maddeford et écrit Sept Mélodies pour la pleine lune inspirées des dessins de John Howe qui sont présentées au Festival de la Pleine lune à Nyon.

Zina Balmer / Kokotska, putain

Suite à un diplôme universitaire en mathématiques, sa première passion, Zina Balmer, née le 4 mars 1971, étudie l’art dramatique à l’Ecole du théâtre des Teintureries à Lausanne. Actuellement, elle se produit en particulier en Suisse romande dans le domaine du théâtre et de la danse. Comme comédienne elle incarne des rôles majeurs tant dans le domaine du théâtre classique — Agrippine dans la pièce de Jean Racine Britannicus – que dans celui de la danse et des textes modernes et contemporains — Lékombinaqueneau inspiré des œuvres de Raymond Queneau et de l’OULIPO, spectacle mis en scène par Geneviève Pasquier, Go ! écrit et chorégraphié par Katarzyna Gdaniek et Marco Cantalupo ou encore Les pierres ne se meurent pas, spectacle créé à partir des cours du philosophe Martin Heidegger mis en scène par Vincent Coppey. Elle a travaillé avec Le Collectif nunc Théâtre sous la direction de Jo Boegli, la compagnie Linga, la compagnie Pasquier-Rossier, la compagnie PDF, la compagnie Fatum, la compagnie Parle à un Ange, la compagnie théâtre-L, François Landolt, Jean-Philippe Guerlais, Pip Simmons, Jean Winiger…

Yves Jenny / Hoyamal, mendiant fils

Né dans le canton de Fribourg en 1964, Yves Jenny se forme au métier de comédien au Conservatoire d’art dramatique de Lausanne d’où il sort diplômé en 1987. Depuis lors, il travaille en Suisse et en France sous la direction de nombreux metteur-e-s en scènes romands — Anne Bisang, Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier, Denise Carla Haas, Robert Bouvier, Gisèle Sallin, Séverine Bujard, Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, Nathalie Lanuzel — , et français comme Joël Jouanneau, sur plusieurs projets entre 1993 et 2005 — dont Les Amantes — et Charles Tordjmann pour L’Eloge de la faiblesse. En 2014, on a pu le voir à Kléber Méleau dans Un mari idéal de Oscar Wilde, mis en scène par Pierre Bauer, dans la dernière mise en scène de Gisèle Sallin au Théâtre des Osses Rideau !, dans L’amour masqué opérette de Sacha Guitry mis en scène par Benjamin Knobil, sous chapiteau à Genève dans Rien de Tell sous la direction de Anne Bisang. À l’automne, il a joué dans la 12 hommes en colère de Reginald Rose, mis en scène par Julien Schmutz créé au Théâtre Nuithonie et en tournée romande. Parallèlement à son travail de comédien, il collabore comme lecteur occasionnel aux émissions radiophoniques Entre les lignes et Méridienne sur Espace 2 et Histoire vivante sur RTS La Première.

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