Un public mis en scène…
Pour préparer le public à l’expérimentation, chaque spectateur est traité en professeur et se voit donner son matériel : une blouse blanche ainsi qu’un calepin et un stylo.
Le public peut ainsi analyser l’expérimentation qui lui est proposée par écrit. Il peut aussi prendre un instant après la représentation pour écrire ses réflexions et impressions.
Pour ceux que cela intéresse, je vous propose ici mon analyse et mon bilan personnels de cette expérimentation théâtrale.
Analyse de l’expérimentation
Réflexions et impressions
Analyse et bilan
En me préparant à écrire un bilan pour ainsi s’épanouissent les Hamsters, j’ai repensé avec plaisir aux questions d’un spectateur assidu des mes productions qui, tout en s’étonnant de la diversité de mes pièces, y reconnaissait ma « patte » et mon humour noir. Et c’est vrai ! Quoi d’apparemment commun entre les spectacles successifs de la compagnie nonante-trois? Comment s’y retrouver dans l’éclectisme apparent des choix des textes ? Pourquoi les styles de mise en scène semblent-ils différents? Pour faire un bilan de cette aventure, il m’a paru important de répondre une fois de plus avec plus de précision à ces questions.
Tout d’abord, il y a dans mon travail un style et une rigueur chorégraphique et rythmique qui sont toujours relevés avec force par les chorégraphes. Dans cette mise en scène en particulier, chaque action répétitive (ouvrir et fermer une porte, tirer de l’eau, exécuter le jeu vidéo etc…) avait pour chaque comédien une gestuelle immuable et précise contribuant à créer un sentiment de conditionnement et de malaise. Aussi, en appliquant le principe apparemment simple d’imposer aux acteurs de ne faire qu’une action à la fois, on arrive à démultiplier la vision du spectateur tout en dirigeant son regard de façon très précise, comme dans un gros plan de cinéma. Dans Les Hamsters par exemple, dans la scène de préparation du coucher, on assiste à une succession de scènes qui semblent simultanées. Mais en réalité le public ne regarde qu’une de ces actions à la fois dans un mouvement des aiguilles d’une montre autour de la cabine centrale.
La deuxième constante est le choix d’acteurs charnels, vivants et sensuels. Je demande toujours à mes acteurs un engagement physique total. Les comédiens sont pour moi porteurs par leur présence de performance, de spectacle et surtout de sensualité dans son sens premier. Avec Les Hamsters, j’ai poussé cet axiome assez loin pour le plus grand plaisir des acteurs. En effet, la distribution au départ volontairement très hétéroclite s’est très vite soudée avec vigueur et improvisations pour ce projet particulier. Que ce soit dans Truismes, Médée ou dans Les Hamsters par exemple, le spectateur ressent d’abord physiquement l’action. Ma volonté est que la compréhension des situations passe d’abord par un ressenti, par le ventre, et arrive ensuite au cerveau. En cela, mon travail parfois déstabilise ; en effet, je ne propose que très peu de repères intellectuels rassurants et m’efforce de laisser le spectateur seul avec ses sensations sans grille de lecture connue ou pré-établie. Il faut se laisser aller !
Lorsque je choisis un texte, je choisis une scénographie qui sert l’œuvre. Avec Jean-luc Taillefert dont c’est notre troisième collaboration pour Les Hamsters, nous avons élaboré à chaque fois une esthétique originale adaptée à la pièce montée. Les ressemblances formelles entre Les Aveugles, Victor ou les Hamsters n’existent pas et n’ont aucune raison d’exister : le décor doit être juste et le scénographe servir les thèmes d’un texte. C’est une des raisons pour laquelle il est difficile de mettre les productions de ma compagnie dans une boite avec une étiquette. Pour ne parler que des derniers spectacles évoqués, quoi de commun entre une pièce symboliste, une autre surréaliste et des hamsters post-beckettiens qui n’attendent même plus Godot? D’abord des textes ayant une langue accessible et des situations limpides. A la question quelle est ma démarche, je dis toujours que « la spécificité de la compagnie nonante-trois est l’affirmation d’une démarche qui vise à traiter au théâtre les thèmes de l’angoisse métaphysique et de l’onirisme au travers de personnages rejetés, désespérés ou en perdition. » En ce sens, je fais toujours le même spectacle ! Changer de style n’est pas forcément changer de propos. Par exemple, les liens entre Les Hamsters et Le marchand de Venise qui je monte l’année prochaine sont pour moi évidents. Il y a le thème du monde marchand hypocrite qui a pour volonté d’écraser et de stigmatiser les plus faibles. Il y a dans ma prochaine mise en scène, comme dans Les Hamsters la volonté de ne pas imposer un jugement facile et évident mais d’interroger le spectateur sur sa propre nature. Suis-je un hamster ? Suis-je antisémite ? Qui suis-je ? Pour cela je propose des faits sans moralité ou tous les points de vues odieux empêchent de montrer un monde trop manichéen et par la même trop rassurant et bien pensant. En ce sens, tous mes personnages proposent toujours au public l’image d’un monde qui les déshumanise et les broie (avec les Hamsters à prendre au sens littéral…).
Avec Les Hamsters, j’ai voulu jouer avec le public ; en l’habillant en chercheur, je lui ait rappelé qu’il est partie prenante du spectacle, qu’il a une fonction et qu’il a droit à la parole grâce au stylo et carnet. Ce faisant je lui ait enlevé un peu de son assurance en voulant changer la nature de son regard (j’ai fait de même avec Médée en mettant les hommes et les femmes face à face et sortant du cadre théâtral). Ensuite, le style et la scénographie pour Les Hamsters offraient peu balises connues auxquelles se raccrocher. Des spectateurs absolument non francophones ainsi que des jeunes « difficiles » ont vu Les Hamsters ont tout compris et en sont sortis bougés, amusés et étonnés. Et j’ai vu aussi des spectateurs assidus de théâtre prendre ma blouse avec dédain déjà prêts à s’ennuyer. (Je ne pourrai jamais oublier la représentation du jeudi 1er juin ou par l’effet du hasard la salle était composée à sa grande majorité de beaucoup de membres éminents de la communauté théâtrale Lausannoise. A peine installé, ce public a fait souffler un vent glacial au Pulloff. Les acteurs mortifiés n’ont donné en retour ce soir là que ce qu’ils ont pu devant tant d’ennui et d’indifférence.)
D’ou mon étonnement amusé devant la critique principale qu’on m’a exprimée pour Les Hamsters : le texte est trop faible. Mais de quel texte parle-t-on ? Il est inexistant ! La force de la pièce de Nicolas Kolly n’est certainement pas dans les mots mais dans les situations abracadabrantes proposées par l’auteur. Je ne peux m’empêcher de penser que dans le cas présent, se raccrocher au texte est ici l’expression d’un refus intellectuel à l’idée d’un théâtre du plaisir et des sens. S’accrocher au texte me paraît ici un déni commode de cette forme de spectacle visuel et sensuel qui se sert des mots comme l’un des matériaux mais non comme le principal. Avec Les hamsters, il était difficile pour le public de briller par son esprit devant l’infâme miroir déformant de lui-même qui lui était proposé. Que le spectacle soit réussi et ait touché ou non est un autre débat, mais qu’on ne me parle pas du texte !
Lorsque je proclame faire du théâtre pour tous, qui parle aux sens, ce n’est pas une figure de style. En proposant du spectacle, avec des pièces ayant toujours des enjeux et des structures simples et dépouillées, servies par des acteurs puissants et charnels, je pense sincèrement offrir un théâtre populaire de qualité. Je ne fais pas un théâtre qui flatte ma propre classe sociale en exhibant des signes extérieurs de culture offrant ainsi des spectacles intelligents, rassurants et de bon aloi. Mes spectacles sont simplement directs, sensuels, bêtes et méchants. Par des situations concrètes, ils parlent de la vie ressentie, des choses non avouables, des contradictions inhérentes à la nature humaine. C’est cet endroit là qui m’intéresse : celui où nos instincts et notre animalité se confrontent à notre raison. En grattant à cet endroit, on quitte toute forme de moralité, car le conflit entre la nécessité et l’intellect est toujours boueux… et drôle. Dans mes mise en scène, la seule chose qui sauve est l’humour qui permet de rire et d’avoir la petite distance indispensable qui donne du plaisir et de l’émotion.
Dans Les Hamsters, lorsque je passe un comédien à la broyeuse et que j’arrive à faire rire le public de manière coupable en même temps, je pense tenir mes engagements et mes objectifs et être en conformité avec une démarche déterminée mais curieuse et ouverte à toutes les formes et expressions.
Lausanne, le 15 juin 2006