DEPECHES…

Turquie, 403 av JC – Moi, Hérodote d’Halicarnasse, présente ici les résultats de notre enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les barbares, ne tombent pas dans l’oubli, et en particulier la raison du conflit pour laquelle ils se firent la guerre. Pour moi, je ne viens pas ici déclarer vraies ou fausses les histoires des uns et des autres. Je parlerai des cités des hommes, des petites comme des grandes ; car les cités qui furent grandes ont en général, perdu maintenant leur importance, et celles qui étaient grandes de mon temps ont d’abord été petites. Donc, sachant que la prospérité de l’homme n’est jamais stable, je parlerai des unes comme des autres.

Iran, 600 av JC – Chez les Perses, une fois par an, on procédait à la cérémonie que voici : toutes les filles arrivées à l’âge du mariage étaient réunies et conduites dans un même lieu, et les hommes s’assemblaient autour d’elles. Un crieur public les faisait lever l’une après l’autre et les mettait en vente, en commençant par la plus belle. Toutes étaient vendues pour être épousées. Les Babyloniens d’âge à se marier qui étaient riches se disputaient aux enchères les plus belles. Les gens du peuple en âge de se marier qui, eux, ne tenaient pas à la beauté, recevaient au contraire une somme d’argent pour prendre les plus laides. L’argent venait de la vente des jolies filles, qui mariaient ainsi les laides et les infirmes. C’était une excellente loi, mais elle n’est plus en usage…

Irak, 470 av JC – Tous les hommes sont convaincus de l’excellence de leurs coutumes. Au temps ou Darius régnait, il fit un jour venir les Grecs qui se trouvaient dans leur palais et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger, à sa mort, le corps de leur père. Ils répondirent tous qu’ils ne le feraient jamais, à aucun prix. Darius fit venir ensuite les Indiens qui, eux, mangent leurs parents, devant les Grecs. Il leur demanda à quel prix ils se résoudraient à brûler sur un bûcher le corps de leur père : les Indiens poussèrent les hauts cris et le prièrent instamment de ne pas tenir de propos sacrilèges. Voila bien la force de la coutume, et Pindare a raison, à mon avis, de la nommer dans ses vers la reine du monde. »

Benjamin Knobil correspondant de Lausanne

Outre sa formation théâtrale, Benjamin Knobil a obtenu une demi-licence en histoire et une fascination pour le journalisme. Cela l’a amené à lire l’Enquête d’Hérodote (500 av JC), chef d’œuvre de journalisme en un temps ou le citoyen avait tout le temps d’écouter les nouvelles. Avec Hérodote, ses passions du Théâtre et de l’Histoire se rejoignent, car nous sommes en présence d’une histoire parlée et racontée. Il y a peu de différences d’approche entre Hérodote et les journalistes d’hier et aujourd’hui tels Albert Londres, Anne Nivat, Jean Hatzfeld etc. Tous sont des témoins scrupuleux de leur temps qui parcourent le monde pour témoigner et rapporter de ce qu’ils ont vu ou entendu. Ils sont là pour nous raconter des histoires, pour nous parler du monde, et surtout de nous mêmes.

Hérodote

Hérodote naquit à Halicarnasse en Ionie vers 485 avant notre ère et mourut vers 425. Hérodote est contemporain de Sophocle et Euripide qu’il a dû fréquenter. Il est certain qu’il fit d’immenses voyages, en un temps où voyager était une aventure. Du temps d’Hérodote, il fallait trois mois pour aller du Péloponnèse à Suse. Par eau, il faut suivre les côtes et remonter les rivières. Par terre, se joindre à des caravanes de marchands, aller à pied le plus souvent, à dos d’âne, de mulet, de cheval ou de chameau. Au bout de chaque étape, il y a sur les routes du Grand Roi de Perse des caravansérails ; ailleurs il y a des hôtes auxquels d’autres hôtes vous adressent de relais en relais. Ce sont souvent des Grecs installés dans le pays, car les aventuriers et les marchands ont précédé sur les routes les explorateurs et les touristes. Tous sont prêts à recevoir l’étranger de passage, comme au temps d’Ulysse, pour lui raconter des histoires et apprendre de lui les nouvelles de l’extérieur.

Au Ve Siècle, « historié » en Grec signifie « l’enquête », menée par un témoin qui rapporte ce qu’il a lui-même vu et appris au cours de ses recherches. Cela pourrait s’appeler aujourd’hui “reportage” écrit par un voyageur qui note, à côté de son sujet premier.

tout ce qui lui semble susceptible d’intéresser son public et ce dans tous les domaines. A côté des faits historiques entrent dans son rapport les observations qui appartiennent maintenant à la géographie, l’ethnographie, la sociologie, la médecine, l’anthropologie, les contes et des anecdotes curieuses ou morales.

« l’Enquête » n’a pas été conçue pour être lu, mais pour être raconté à un auditoire. Si Hérodote est le père de l’histoire, c’est aussi le premier journaliste de son temps qui raconte les origines du conflit entre, déjà, l’orient et l’occident. Dans ce tour du monde connu de l’époque, on trouve des contes, les histoires, des coutumes qui offrent une très grande richesse ; tout y est dit sur les grandes questions de l’humanité. En lisant ce texte, on s’amuse du fait que le monde ait si peu changé. Il devient alors excitant de pouvoir confronter des textes de grands journalistes modernes et contemporains au monde antique. Ryszard Kapuscinski, Lucien Bodard ou Jean Hatzfeld ont, comme Hérodote, parcouru le monde pour nous rapporter des faits étranges, terribles ou émouvants. Ils sont là pour nous raconter, avec étonnement, et chaleur la grandeur et la misère de l’homme.

Évènements et thématiques

Le journalisme à la première personne

La force d’Hérodote et des « grands reporters » est de traiter avec le même exotisme les sujets domestiques et internationaux. Ils mettent le lecteur en empathie autant avec eux-mêmes qu’avec leur sujet. Ils n’aspirent pas à une objectivité factice. Ils exposent des faits rigoureux d’où découle une prise de position qui lance un débat. Une des grandes contradictions du journaliste est d’être une parole qui représente un média (qui est une forme économique qui doit être rentable) tout en gardant son intégrité personnelle. Ces journalistes se sentent à la fois témoins et acteurs du monde et disent « je » et assument leur subjectivité. Ce sont aussi des auteurs du monde, car une bonne histoire ne dépend t-elle pas de la qualité de celui qui la raconte ?

Le journalisme engagé est à l’échelle humaine

Le récit d’un évènement se fait forcement à travers le filtre du modèle culturel dont on est issu. Hérodote, et ses illustres successeurs, subissent des chocs de civilisations inouïs. Ils racontent d’abord de façon minutieuse ce qu’ils voient, sans hiérarchie de valeurs. Après acculturation, ils affinent leur reportage en se posant la question de l’universalité de la condition humaine. Les journalistes évoqués ici sont « engagés ». Leurs reportages se font toujours à l’aune des gens qu’ils rencontrent, ils mettent l’humain au premier plan. C’est cette démarche qui les préserve du prisme de la vision du tout économique. Ils sont capables d’offrir à leur public une vision globale d’un événement et d’interpeller : « Voici ce qui est arrivés à vos voisins. Qu’allez-vous faire ? »

L’information : un besoin soumis au marché

Comme du temps d’Hérodote, un journal répond au besoin de savoir ce qui se passe dans sa cité ainsi que dans celle d’à côté. L’information structure le quotidien et confirme à tous la notion d’appartenance à la société. Un journal est un miroir nécessaire et déformant du monde. Un événement existe lorsqu’il est mis sur l’agora, sur la place publique par les médias. Dès lors d’inévitables questions se posent. Comment décider de ce qui sera ou ne sera pas médiatisé. Qui paie l’info ? Un média public à t’il plus de crédibilité que venant du privé ? Comment une info gratuite et déhiérarchisée prétend-elle à l’honnêteté ? Quel est le sens d’une info sans un regard critique ou une réelle mise en perspective? Le temps de l’info permet-il ce lui de la réflexion ?

La coutume reine du monde

Des journalistes érudits capables de faire de savantes démonstrations géostratégiques sont bien démunis lorsqu’il s’agit de définir comment le cœur d’antagonismes millénaires perdurent pour des seules questions de coutumes. On est toujours le barbare de quelqu’un, on mange toujours l’innommable ou le sacré d’une culture et on a toujours le (ou les) meilleur(s) Dieu(x) que son voisin. Comment la coutume de l’autre devient-elle une menace, est-elle tolérée ou assimilée. A l’heure du « village global » promis par la globalisation, il est piquant de constater qu’outre les intérêts

La dramaturgie et le rituel risible de l’information

L’information répond à une dramaturgie, à une liturgie aussi étrange qu’amusante pour peu qu’on s’y attarde un peu. Que ce soit la mise en page d’un journal, la voix et les inflexions du reporter de radio, le décor et les costumes des présentateurs du JT, la chemise ouverte du correspondant des pays chauds, c’est la présentation et la personnalisation de la nouvelle qui lui donnera sa force et sa saveur. L’info est mise en scène ; elle est éclairée, musicalisée, hiérarchisée, dramatisée ou allégée. Il y a souvent une certaine fatuité dans la manière dont les nouvelles nous sont présentées avec tant d’importance. C’est une des raisons pourquoi les incidents qui peuvent arriver sont toujours savoureux. Ils font apparaître le ridicule de la cérémonie

EDITORIAL

Dans nos sociétés, il est de plus en plus question du pouvoir de l’information, mais de moins en moins de journalistes . Les dépêches des agences de presse sont reprises sans critique ou analyse faisant le miel des journaux gratuits et d’internet, flattant les puissances financières et les grands groupes de presse. L’abondance de l’information en a fait paradoxalement une marchandise froide et déshumanisée. Hier comme aujourd’hui, des idéalistes continuent de vouloir rendre compte du réel. Ces journalistes mettent leur vie en danger pour perpétuer un des plus vieux besoins de l’humanité : raconter des histoires vraies qui parlent de soi et de l’humanité pour forcer la réflexion et agir le monde

Ecriture, adaptation et montage

Dans cette dramaturgie de journal universel et intemporel, il aura une séquence improvisée et interactive. Une revue de presse mélangera infos antiques, passées, et surtout celles du jour de la représentation. Chaque soir, on proposera à un invité de commenter cette « actualité ». Je pense demander leur participation à des hommes politiques, des scientifiques, des journalistes, des employés en conflit social etc. Il s’agit de pouvoir « coller » à l’actualité du jour. L’idée est de créer et d’écrire le cadre d’un journal multiforme qui soit fait de récits, de fragments audio, et d’insister sur le côté intemporel des passions et des conflits humains. De cela découle le fait de garder comme base de texte l’univers antique de « l’Enquête » d’Hérodote. C’est dans cet agora archaïque et contemporain que pourront s’adjoindre des textes d’autres grands journalistes modernes, tels Albert Londres, Lucien Bodart, Anne Nivat, etc…

Décor et son

Le décor s’adaptera avec ludisme à tous les espaces du lieu de représentation. Il s’agira de captiver les spectateurs dès leur l’arrivée pour petit à petit les amener dans la salle de représentation. Il en sera de même avec le son. La mise en musique de certains récits par une bande son ou par un comédien jouant d’un instrument aura deux objectifs. Il s’agira à la fois de créer une distance ironique avec l’idée de manipulation et de mise en scène de l’info, tout en jouant et en utilisant dans le même temps la dramatisation et la théâtralisation ainsi proposée.

Jeu et personnages

Dans les tragédies Grecques, il y a toujours le messager ou le héraut qui vient faire un récit terrible et tragique qui précipite l’action, il vient témoigner devant une assistance. Ce sont avant tout des conteurs, des passeurs d’histoires. C’est dans cette tradition que devront évoluer les comédiens : raconter à la première personne seuls ou en groupe ce qu’ils ont vu de manière concrète, avec toute l’indignation, humour et vitalité possible. Comme dans les docu-fictions en vogue aujourd’hui, les comédiens pourront aussi jouer les scènes d’un récit sous forme de reconstitution théâtrale, réaliste ou non. On pourra ainsi s’amuser avec la multiplicité des points de vue et de mise en scène d’un même récit. Cela demandera aux acteurs d’être capables de passer d’un rôle à un autre, d’un type de récit à un autre. Ancrés dans le présent de l’instant ils seront ainsi des reporters vibrants de l’humain

Conclusion

Le titre « l’Enquête – 90 minutes » est un clin d’œil à « 60 minutes » la célèbre émission télévisée d’enquêtes américaines sur CBS. Il sera donc proposé de voir un « passé contemporain d’actualités » chaque soir

Dans un décor nu, antique et intemporel, voici des comédiens reporters, conteurs, traversant les récits et les siècles pour nous raconter en 90 minutes avec conviction les histoires d’hier et d’aujourd’hui. La représentation théâtrale du rituel de l’information, avec tous les trucages et conventions assumées des arts de la scène, permet d’affirmer sans faux semblants toutes les formes possible de mise en scène du récit quotidien du monde. Voici un journal d’un nouveau genre : un journal parlé, un journal raconté, un journal théâtral, citoyen et interactif avec la vocation de proposer chaque soir un dialogue vivant, direct et drôle entre les spectateurs et le monde.

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