Une pièce qu’aucun théâtre ne voudra jouer et que personne ne voudra voir
de WOLFGANG BORCHERT

Wolfgang Borchert

Wolfgang Borchert est né à Hambourg le 20 mai 1921. En 1941, des poèmes jugés subversifs lui valent ses premiers démêlés avec la Gestapo. Il est envoyé sur le front russe.

Malade et blessé, il se fait admettre en 1942 à l’hôpital militaire. Renvoyé alors sur le front russe, la maladie s’empare de lui. La guerre terminée, il retourne à Hambourg et reprend ses activités de comédien et metteur en scène. Sa santé se dégrade très vite. Il est hospitalisé de nouveau en 1946.

L’année suivante, il écrit en huit jours Dehors devant la porte. Wolfgang Borchert meurt le 20 novembre 1947, en Suisse, à Bâle, à l’age de 26 ans, la veille de la première de Dehors devant la porte à Hambourg.

La destinée fulgurante de Wolfgang Borchert m’a toujours fasciné. Cet homme a lutté jusqu’au bout avec les mots contre la barbarie et la guerre. Même s’il est mort deux ans après la fin de la guerre, il en est une victime . Sa disparition il y a cinquante ans, la violence et la crudité de sa révolte gardent la fraîcheur de sa jeunesse.

Jeune Compagnie, je pense qu’il est important de monter des “jeunes” auteurs du XXème siècle.

Dehors devant la porte

Dehors devant la porte est la seule pièce de théâtre de Wolfgang Borchert. Il a mis huit jours pour l’écrire. Poussé par l’urgence, il n’avait pas la patience de s’occuper des lois et règles de l’écriture dramatique. Cette absence de conventions donne un style et un rythme uniques. Ce qui doit être dit est dit. Comme dans Woyzeck de Büchner, le texte et son contenu sont cru, direct et sans fioritures. Mais les situations et l’atmosphère de la pièce laissent pourtant la place à l’humour à l’irréel et à l’imagination du spectateur.

Cette pièce est clairement un cri de révolte qui mène sa charge de manière droite et implacable. Elle est d’autant plus redoutable qu’elle laisse le spectateur faire tout le travail critique. Dans le droit fil de la démarche de la Compagnie, ce texte a été choisi parce qu’il permet une dénonciation sociale forte et un questionnement métaphysique, et ce, sans assommer le spectateur de morale.

La richesse et la diversité des thèmes traités de Dehors devant la porte en font un monument de la littérature allemande de l’après-guerre. Son choix en est d’autant plus stimulant.

Thèmes de la pièce

Nous suivons dans cette oeuvre la trajectoire du soldat Beckmann, à la fin de la guerre, de retour de Stalingrad. Tout au long de son errance, il rencontrera des personnages qui chacun symbolise, ou un aspect de la société et du pouvoir, ou une interrogation métaphysique. Parler des thèmes de la pièce revient à parler de ses protagonistes.

Le Social et le pouvoir

Beckmann

Beckmann revenant de Stalingrad est pour moi le représentant de tous les exclus de notre société. Borchert nous le présente comme boitant. Stalingrad était concret il y cinquante ans. Cette pièce est aujourd’hui pour moi une métaphore de tous les Stalingrads de notre société: perte d’emploi, de l’amour, de la dignité, de logement, d’humanité. C’est sous cet angle là que cette oeuvre nous parle aujourd’hui.

Le Colonel et le Directeur de Cabaret, figures du pouvoir

Notre héros ira chez le Colonel. Beckmann veut lui rendre la responsabilité des 10 morts de l’escouade qu’il a confié à notre héros. Le Colonel est surpris en plein repas avec sa Femme, sa Fille et son Gendre. Chacun de ces personnages représentent dans l’ordre: le pouvoir froid et inhumain, la bourgeoisie bien pensante et une jeunesse froide égocentrique et matérialiste.

Beckmann se rend ensuite chez le Directeur de Cabaret pour trouver du travail. Ce dernier est présenté par Borchert de la manière suivante: ”qui voudrait bien être courageux mais qui finalement préfère être lâche”. Il se défaussera, et Beckmann sera congédié pour “aller se faire une expérience ailleurs”, lui qui n’en a aucune. Le Directeur de Cabaret incarne, à travers le masque du responsable d’un divertissement bourgeois, le patronat, l’oubli et le mépris pour les revenants.

Le Colonel et le Directeur de Cabaret sont des figures, celles des décideurs froids d’état major. Que se soit une guerre militaire ou économique, ils envoient du monde feutré de leurs bureaux une armée à la mort ou une usine moins rentable au rebut. Cela sans se soucier des pertes humaines. Pas de justice dans ce monde. Seulement des objectifs.

La Jeune Fille et l’Unijambiste, les oubliés

L’Unijambiste retrouve Beckmann dans sa maison à sa place avec ses propres vêtements. Sa femme, La Jeune Fille a décidé de ne plus l’attendre. Elle est seule et a besoin de chaleur humaine. L’Unijambiste accusera Beckmann de l’avoir assassiné, de l’avoir poussé à se suicider dans le fleuve; Il supplie Beckmann de ne pas oublier son meurtre. Car ils sont tous deux des déclassés. Eux seuls peuvent encore se comprendre et témoigner. L’Unijambiste représente la mémoire profanée.

Mme Kramer, la survivante

Mme Kramer apprend à Beckmann comment ses parents, nazis, antisémites et bien considérés du temps de III ème Reich, se sont fait exproprier et dénazifier. Subissant subitement l’opprobre de tous, ils se sont suicidés au gaz dans leur cuisine. Mme Kramer incarne le petit peuple anciennement allemand nazi et conformiste qui ne pense plus qu’à survivre et refaire surface. La solidarité à fait place à l’individualisme.

Tous les personnages cités plus haut continuent de garder toute leur charge de révolte. Qui a décidé de créer ce monde économique qui oublie les besoins des humains? Dans quelle mesure chacun est-il complice volontairement ou passivement de la dégradation du lien social? Les dix morts de l’escouade de Beckmann ne pourraient-ils pas être aujourd’hui dix licenciés ayant perdu pied?

La Métaphysique

Mais dans Dehors devant la Porte, d’autres personnages porteurs de valeurs métaphysiques évoluent en parallèle avec les figures déjà évoquées. L’Elbe, Dieu, La Mort, L’Autre dialoguent comme des personnages à part entière.

L’Elbe, la vitalité et le cauchemar

Beckmann apparaît pour la première fois au spectateur au fond de l’Elbe, la rivière dans laquelle il vient de se jeter pour se suicider. Boiteux à cause de la guerre, il rentre chez lui. Comme l’Unijambiste, il a trouvé un autre homme dans son lit.

Il est dans une sorte de songe et s’en suit un dialogue avec l’Elbe. Elle ne veut pas de lui et le rejette sur la rive et lui fait promettre de tenter sa chance. Cette séquence appelée “Le Rêve” est significative à plus d’un titre.

Cette scène introduit la notion de songe qui est présente dans toute la pièce. C’est une notion très importante. Nous serons tout le temps dans un cauchemar qui ne s’achève pas, que Beckmann soit éveillé ou non.

L’Elbe parle comme une vieille femme dure et indigne. Elle dit à Beckmann: “Ton envie de suicide, je l’emmerde!” Elle trouve son désespoir trop léger. Elle n’acceptera que les suicidés à la conscience lourde “d’avoir piétiné les autres”. Elle représente la pérennité et la dureté de la vie d’une manière crue et violente. Elle en a vu d’autres!

L’amour de la Jeune Fille n’est pas un remède, car comment aimer sans l’estime de soi. Beckmann va se trouver confronté à une étrange trinité: Dieu, la Mort et l’Autre.

la Mort, nouvelle divinité

Le prologue de la pièce est un dialogue entre Dieu et la Mort. Le personnage de la Mort commence la scène par un rot tonitruant et repu. Il est devenu au cours des siècles “très gras”. La Mort, dit Borchert à travers le personnage de Dieu, est la nouvelle divinité: nul ne peut la renier, elle est la fin de tout, indifférente et cynique.

Dieu, le vieillard impuissant

Dieu est dépeint comme un pauvre vieillard dépassé . Il geint impuissant: “mes enfants, mes enfants, et moi qui ne peut rien faire.” La notion de Dieu est ici à prendre au sens large. Comment croire en lui, en un monde meilleur avec tous les malheurs qui nous accablent? Ce Dieu est inutile et “vide les églises,” dit Borchert.

L’Autre, la conscience humaine

Reste la conscience de Beckmann: l’Autre, “celui que tout le monde connaît”. Cette ombre accompagne notre héros tout au long de la pièce. Sorte de Pilade moderne, L’Autre est aussi la conscience universelle. S’il montre ce qui vaut d’être vécu, il ne peut se substituer à l’absence de foi en un monde meilleur, ou à l’absence de Dieu.

Conclusion

A travers tous ces personnages métaphysiques se pose la question essentielle. Comment et pourquoi vivre dans ce monde? Les derniers mots de Beckmann dans la pièce sont de demander pourquoi et comment cette société peut exister ? Et de hurler qu’on lui réponde. Mais tous, et en premier lieu la Mort, Dieu et l’Autre, ont disparu.

On le voit, ce texte est un cri désespéré de révolte. Il est en phase avec notre temps. Il nous parle de tous les Stalingrads de notre époque et comment chacun, avec sa place dans la société, y fait face, se dérobe ou ne suit que ses intérêts.

La pièce pose aussi la question du devenir et du sens de la vie avec cette acuité toute contemporaine: si Dieu n’est plus qu’un “pauvre petit vieux”, la conscience de notre humanité peut-elle suppléer à son vide? Et s’il ne le peut pas, ne reste-t-il que le matérialisme froid et économique? Le désespoir?

Mise en scène

La mise en scène est centrée sur deux axes majeurs. Le premier est la notion de songe, de cauchemar éveillé. C’est l’auteur qui indique clairement cette piste: la pièce commence par un rêve et se termine par une sorte de réveil de Beckmann. La noirceur et le grotesque devront constamment s’entremêler.

Le deuxième axe est, comme toujours, les acteurs. Le traitement des personnages repose sur la force d’interprétation des comédiens. Ce sont eux qui véhiculent les thèmes et sont l’ossature de la pièce.

Il s’agit de faire entendre le texte dans sa dimension sociale et métaphysique sans lourdeur. L’humour n’est pas oublié. La pièce, dans sa crudité en regorge. Le cauchemar et la gravité des thèmes abordés n’empêchent pas le rire. Borchert va lui même dans ce sens. Dans la page de présentation des personnages il écrit: “Le Colonel qui est très drôle.”

Le décor

Le dispositif scénique est composé de tulles blancs coulissant à la verticale. Les. Ces mouvements ont lieu pendant et entre les scènes pour reconstituer le caractère mouvant et incertain du rêve. Pour donner une impression nauséeuse de cauchemar, les rideaux seront soumis à des éclairages changeants et à des projections d’images ou de films.

Enfin une grande table de 4 m de long et en forme de trapèze bancal est un personnage à part entière. Table chez le colonel, bureau immense chez le directeur de cabaret, elle se transforme par la suite. Hissée à la verticale dans les cintres, elle devient un immeuble en forme de pierre tombale pour indiquer la maison de Madame Kramer.

L’éclairage joue donc un grand rôle. Les lumières sont être très ciblées. Elles ont une fonction de cadrage quasi cinématographique avec une prédominance expressionniste: visages sculptés par la lumière, ombres portées…

Les costumes

Les costumes sont à la fois sobres et comportent des éléments grotesques ou absurdes. Cela est apparent pour tous les personnages, à l’exception de “l’Autre” qui a un statut différent. Ce dernier est habillé dans un uniforme gris, et son visage et son crâne très lisse pour lui donner un aspect intemporel. Quand à Beckmann, l’attribut essentiel de son costume est indiqué dans la pièce: se sont des lunettes de masque à gaz de l’armée et des cheveux rasés. Mais attention, il ne sera pas question de faire des costumes historiques. Leur époque est le vingtième siècle au sens large. Cela permet d’accentuer le côté onirique et actuel de l’oeuvre de Borchert.

La musique

Toujours dans l’optique du rêve, la musique apparaîtra et disparaîtra créant des mouvements sonores. Elle consistera en un montage de composition originales de Marco Trosi. Ce musicien et percussionniste, dont ce sera la troisième collaboration avec la Compagnie, se trouvera sur scène, en retrait, du début à la fin, comme le maître du cauchemar.

Les acteurs

Le travail avec les acteurs sera basé sur le sens et le rythme du texte. Le caractère onirique du dispositif scénique leur permettra de faire entendre cette révolte sans avoir besoin d’alourdir le trait: grâce à un jeu dépouillé, la pièce fera sans effets son oeuvre.

Les comédiens, surtout celui qui incarnera Beckmann devront faire deux choses antinomiques. D’une part, ils devront incarner leur personnage et donner une grande intensité dramatique. De l’autre, il devront avoir un jeu distancié pour laisser apparaître tout l’absurde et le comique de certaines scènes et situations.

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