Dostoïevski

On ne présente plus Dostoïevski, grand maître de la littérature Russe du XIXe siècle auteur de chefs d’œuvre universels tels que les «Frères Karamazov», «Le Joueur» ou «l’Idiot». «Crime et Châtiment», chef-d’œuvre publié en 1866 est une lecture qui secoue, qui remue au profond de nous car à travers ses personnages outranciers Dostoïevski nous parle de nos sociétés violentes, du combat entre la conscience et la folie de nos pulsions ainsi que de nos interrogations métaphysiques.

On retrouve ces thèmes transversaux comme un fil rouge dans le travail d’écriture et de mise en scène de Benjamin Knobil. Et pour cause, car ce roman fut pour lui il y a vingt ans un choc littéraire qui n’a cessé d’irriguer sa sensibilité et sa réflexion. En adaptant pour la scène Crime et Châtiment, c’est l’occasion pour la Compagnie d’effectuer retour aux classiques tout en poursuivant son travail pointu de dramaturgie et d’écriture. Une adaptation théâtrale est clairement une histoire de choix ; Crime et châtiment est un roman fleuve de mille pages. La ligne directrice ici est de resserrer l’action sur les personnages principaux et de dessiner en creux les autres protagonistes.

Résumé de l’histoire

Crime et Châtiment est considéré comme l’archétype des romans policiers modernes. On suit le cheminement psychologique de Raskolnikov, étudiant russe affaibli et sans le sou, tourmenté part un crime odieux ; celui d’une vieille usurière qu’il appelle « un pou », pour, selon lui, faire de la Terre un endroit meilleur. Mais l’affaire ne se passe pas comme prévu et il est contraint d’assassiner aussi la sœur de l’usurière, une innocente jeune femme. Malade et affaibli, entre deux bouffées délirantes, il est pris entre les mailles de plus en plus aiguisées du juge et de Sonia, une jeune fille qui se prostitue pour aider sa famille. Poussé à bout, il décide de confesser son crime et est déporté en Sibérie.

Quelques thèmes

Une société sauvage et amorale

Le portrait que fait Dostoievski de la Russie d’avant la révolution russe de 1917 est très proche du début de notre XXIe siècle. C’est celui d’une société morcelée et éclatée où les défavorisés et la petite bourgeoisie sont à la merci d’une structure sociale et économique borgne à leur endroit malgré des proclamations sincèrement humanistes.

Quel poids porte l’humanisme devant la sauvagerie sourde de la misère sociale en opposition avec les miroirs aux alouettes de la richesse acquise et instantanée ? Le modèle dominant est celui de la réussite de quelques uns au détriment de celle de tous. Dès lors, comment s’étonner de voir une jeunesse confuse en quête de sens, perdue dans le reflet déformant d’une société agressive qui contredit son propre discours.

Comment réagir seul et collectivement lorsque le prix de la vie humaine semble avoir perdu tellement de valeur pour n’être plus assimilée qu’à une simple variable économique. Comme il y a un siècle, le manque de perspective politique suffisamment forte pour offrir un espoir de vie meilleure conduit à un courant diffus et puissant de chacun pour soi. Dès lors, une expression fascisante basée sur de fausses notions de bon sens et de justes sentiments de révolte peut prendre racine. Raskolnikov assimile l’usurière à « un pou » que l’on peut éliminer, pour le plus grand bien de l’humanité.

A quel moment est-ce que la morale et la conscience peuvent-il prendre le dessus sur la sauvagerie et l’égoïsme qui dominent ? Raskolnikov prend l’exemple de Napoléon, on dirait aujourd’hui Staline ou Poutine, pour affirmer que les grands conquérants ont réussi à mener à bien leurs projets par une succession de crimes au nom du bien. Le crime de Raskolnikov vient paradoxalement d’un désir de pureté et d’absolu, voire un crime idéologique. Toutefois entre le désir de cette action radicale et le passage à l’acte, il y a un monde que seule la fièvre et ou la folie peuvent expliquer.

La folie comme exutoire

La conscience de Raskolnikov est un reflet torturé et fidèle du cauchemar éveillé qu’est la société dans laquelle il évolue. On peut se demander qui le plus sain entre lui et les autres personnages; celui qui se débat ou celui qui accepte une condition sociale biaisée et misérable.

« Crime et châtiment » nous entraine dans les dédales tortueux de l’âme humaine. Le tourment auquel il s’expose, l’attente, la folie, la paranoïa sont autant de remèdes à sa folie – véritable prise de conscience de son acte – qui lui prouve que sa vision du surhomme ne peut prospérer. Allégorie de l’humanité déchue et du pouvoir rédempteur de l’amour et de la recherche de la vérité, le roman nous entraine – à travers les yeux de la pauvreté – sur les chemins tortueux de la folie et de la volonté.

Peut-on expliquer le meurtre de Raskolnikov? Le roman pose à un certain moment la question de la manière la plus brûlante et échoue à la résoudre. Ce ne sont moins la misère ou la faim qui servent à Dostoïevski pour justifier le meurtre de son personnage, mais seulement peut-être la folie. « Raskolnikov  est un névrosé » écrivait Nabokov. La récurrence du thème de la folie est une constante dans « Crime et châtiment ».

Dostoïevski nous entraine dans les dédales du cerveau humain, le confond dans les raisons qui peuvent ou qui ne peuvent  pas faire d’un homme un assassin, quel est le pas à ne pas franchir. Toutefois, et c’est ce qui met encore plus mal à l’aise, aucune raison n’est véritablement invoquée. Car si même un brillant étudiant peut devenir un meurtrier il semble donc que le pas à franchir soit insignifiant.

Peut on alors parler d’acte gratuit ? Dostoïevski nous promène au milieu de toutes ces explications possibles et pourtant les détruit toutes au fur et à mesure. Au-delà de tous les discours et de la fièvre du personnage, l’auteur nous fait ressentir quelque chose de plus frustre et plus primaire, presque inavouable : l’envie de tuer sans motivations.

Le sommeil de la raison engendre des monstres

Dans cette adaptation resserrée de Crime et Châtiment, chef d’œuvre absolu du roman russe, Dostoïevski nous entraîne dans les dédales tortueux de l’âme humaine. Voici Raskolnikov, tourmenté jusqu’aux franges de la folie par le crime odieux d’une vieille usurière. Sa conscience devient alors un reflet dément et fidèle du cauchemar éveillé de la société. Qui est le criminel et qui est le fou ? Celui qui se débat à tout prix ou celui qui accepte une condition sociale biaisée et misérable ? Comment survivre sans perdre la raison dans une société sauvage sans Dieu ou sans boussole morale incontestable ? Le sommeil de la raison engendre des monstres…

Notes de mise en scène

Décor

Dans « Crime et châtiment », il y a une grande variété de lieux: la chambre de Raskolnikov, l’appartement de l’usurière, le bureau du juge, le bistrot, la rue et la Neva. Toutefois, l’endroit le plus vaste de l’œuvre est l’espace mental de l’étudiant Raskolnikov. Il est proposé comme piste ici un espace mobile, architecturé et parcellaire en citation indirecte du mouvement déconstructiviste, lui même en inspiration directe du constructivisme russe de 1920.

Au centre de la scène, on verra une plateforme rotative sur la quelle il y aura des parois pivotantes permettant de structurer des espaces différents. Le spectateur pourra ainsi voir Raskolnikov être pris dans un tourbillon, passer d’un lieu à un autre. Il pourra être ainsi, de manière visuelle, le corps dans un espace et l’esprit dans un autre. Devant cette plate-forme tournante se trouvera au sol le lit de Raskolnikov. Le spectacle sera rythmé entre chaque scène par les déambulations de Raskolnikov dans de ce décor mouvant.

Une enquête policière resserrée

Comme dans la célèbre série Colombo, le spectateur connaît l’assassin. Le suspens consiste à découvrir comment le monde qui entoure Raskolnikov et surtout le policier vont acculer le meurtrier à reconnaître son crime et à accepter sa responsabilité. On assiste entre le juge et Raskolnikov à un jeu du chat et de la souris fin et dense. On sera convié à une confrontation d’ordre cinématographique entre les personnages avec une mise en place théâtralisée des notions de champ, contre-champ. De la vingtaine des personnages du roman, l’adaptation se focalise sur les principaux, Raskolnikov et le juge. Les trois autres comédiens se partageront les autres rôles en changeant de silhouette et de costume.

Des références contemporaines

Même si en un siècle le contexte historique à changé, la réalité et l’iniquité sociale perdurent. La chute du mur de Berlin et la défaite morale et politique du communisme ont accentué le retour décomplexé d’une idéologie basée les privilèges acquis et la rente sur la création de richesses et du travail. Comme hier, Crime et Châtiment est un roman d’actualité captivant et brûlant. Il paraît pertinent de vouloir sortir d’un cadre historique strict et ouvrir à un espace temps plus contemporain. On parlerait aujourd’hui plus de Staline, d’Hitler que de Napoléon. La notion de surhomme et de fascisme sont passés par là depuis la fin du XXe siècle.

Un décor sonore onirique contemporain

Le choix de la comédienne chanteuse Yvette Théraulaz et de Lorédana Von Allmen qui chante aussi bien qu’elle joue du violoncelle permettra de créer un univers onirique et charnel. Outre une bande son insidieuse et entêtante, je désire utiliser des références au cinéma russe ainsi que des marqueurs sonores tels aux références sonores russes : Vissotsky, Schnittke, Chostakovitch ou un groupe de rap russe d’aujourd’hui comme AK-47.

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