Marie Darrieussecq
Avec son sens jubilatoire de la langue, Marie Darrieussecq explore avec bonheur l’intériorité de ses personnages, comme dans Truismes, Bref séjour chez les vivants ou Le bébé. Après la vue, l’ouie, et le goût, l’envie de continuer l’exploration théâtrale des cinq sens avec ce texte trivial, poétique, corrosif et drôle m’a paru une évidence. Cette adaptation très libre et très porcine de La Métamorphose de Kafka, permet à la compagnie de continuer son exploration sensuelle et ludique de la nature humaine et de dénoncer joyeusement la sauvagerie de notre société.
L’histoire
Difficile d’écrire son histoire lorsqu’on habite dans une porcherie et lorsqu’on est devenue une truie. Car telle est l’extraordinaire aventure de la narratrice de cette fable terriblement sensuelle, qui se métamorphose sans cesse, prend du poids, se découvre une soudaine aversion pour la charcuterie, se voit pousser des seins surnuméraires, et finit, bien obligée, par quitter la parfumerie dont elle était l’hôtesse très spéciale… Tantôt humaine, tantôt animale, elle erre dans la ville où elle se nourrit de débris végétaux, met bas ses porcelets, devient l’égérie du futur président de la République avant d’être la maîtresse d’un très séduisant loup qui se nourrit de livreurs de pizzas avant de manquer finir sa vie dans l’assiette de sa propre mère !
Thèmes traités
Le corps féminin comme marchandise – Au début du roman, la jeune femme ne comprend pas sa situation; elle est aliénée, un objet de consommation. A la fin, pourtant, elle se plaît dans sa forme animale, et trouve que le « monde plus sain » est celui de la forêt, parmi d’autres bêtes comme elle. Il s’agit ici de la libération d’une jeune femme qui parvient à comprendre comment elle est exploitée par le patriarcat dans toutes ses formes: patron, amant, médecin, chef politique… C’est à travers le prisme de la métamorphose que Darrieussecq mène cette transformation intellectuelle, sexuelle et émotionnelle de la narratrice. Dans Truismes, l’auteur nous montre que le corps de la femme ne lui appartient pas, qu’il est un objet à acheter par les hommes qui le valorisent ou le dévalorisent selon le cas. Pour son métier il faut qu’elle soit toujours belle et sexy pour plaire à ses clients; ses revenus dépendent de sa beauté physique.
Une image de la femme aliénante – Quel choix la narratrice a-t-elle à l’égard de son corps? Tous les hommes sont régulièrement en train de juger la qualité de son corps: le patron lui dit que son boulot en dépend; les clients la refusent si elle n’est pas « appétissante, » les gynécologues l’insultent parce qu’elle a le corps « déformé, » Edgar exploite son image « saine, » et Honoré ne reste avec elle qu’à condition qu’elle lui plaise physiquement. La narratrice elle-même se regarde, se surveille constamment dans les glaces et les miroirs qui jonchent le roman. Ici, la femme doit toujours imaginer comment elle paraît aux hommes; son image n’est pas à elle. Mais en fait, les changements chez la narratrice ne sont qu’une petite exagération de notre préoccupation avec le corps féminin parfait: la qualité de la peau et des cheveux, la cellulite et le gras… tout suggère ici une satire de notre obsession avec le « désordre » dans la physique féminine. Ce « désordre » est rendu explicite dans la perturbation des règles de la jeune femme: très tôt dans le texte, elle n’en à plus, et quand elles reviennent, c’est sur un rythme plutôt animal.
L’humain et l’animal – Dans Truismes, les rôles animal et humain sont renversés, brouillés. Après chaque expérience avec les humains la narratrice s’aperçoit que le monde des humains est violent et sauvage. La truie se révèle donc plus humaine que ceux et celles qui l’entourent, que ce soit son amant Honoré qui la met à la porte, sa mère qui voudrait l’envoyer aux abattoirs, ou Edgar, le leader politique qui organise une orgie violente et perverse pour amuser ses hommes de main. La figure de la métamorphose sert donc d’avertissement contre l’animalité réelle qui nous habite, car la truie arrive à juger le monde humain d’une manière plus rationnelle et lucide que la narratrice sous sa forme humaine. En effet, la raison pour laquelle elle arrive à vivre si harmonieusement avec Yvan (qui lui même se transforme en loup) est parce que ce dernier a su établir le même équilibre. Il lui apprend à vivre avec ses deux « côtés, » et à s’aimer malgré son apparence animale. C’est sans doute pour cette raison qu’à la fin du roman la truie préfère la forêt à la compagnie des hommes.
Une société brutale et sauvage – C’est aussi quand elle prend la forme animale et qu’elle commence à accepter sa transformation que la narratrice se met à accuser la société. Devenir animal lui a ouvert les yeux à sa propre naïveté. Avant, par exemple, elle ne comprenait pas qu’il n’y avait pas de différence entre se vendre dans le métro, à Aqualand, ou à la parfumerie, que c’était le même genre d’exploitation. C’est à travers la truie que Darrieussecq cherche à dénoncer la socialisation de la femme, l’usage et l’image du corps de la femme, la brutalité de l’espèce humaine, et l’absence de solidarité humaine.
CONCLUSION
Truismes, récit fantasmagorique, est d’abord une fable sur l’ordre moral qui menace nos sociétés modernes. C’est aussi une satire politique féroce de la société. Derrière ces aventures porcines se profile une société aux prises avec un extrémisme obsessionnel de la vie saine mais de fait corrompue, une vaste ferme des animaux où les achats se règlent en Euro ou en Internet Card, où charlatans et fous mystiques se disputent le pouvoir. Le récit de cette modification se double donc d’un conte moral où l’œuvre d’imagination affiche ses intentions de satire sociale jubilatoire et de dénonciation de la sauvagerie humaine. Cela ne pouvait que me plaire…
Mise en scène
UNE PORCHERIE
La base du décor est un box en catelles blanches pour montrer d’une part le côté hygiénique d’une porcherie mais aussi pour évoquer les cliniques de toutes sortes ou passe notre héroïne. De l’autre un côté, on voit un coin cosy aménagé dans une porcherie à l’ancienne avec du foin sur le sol. Côté cour de cette paroi du fond, se trouve une grande porte de ferme où on voit un miroir sans teint déformant où l’héroïne peut s’admirer. Ce miroir sert de support pour des rétro projections d’images : ville, fêtes, images sensuelles, etc. Cette grande porte permet ainsi de créer des sensations et des lieux différents. On pourra ainsi démultiplier des moments de narration et jouer avec les notions de flash back et de fantasme du récit. On l’aura compris cette porte est comme l’inconscient surréaliste de notre truie.
LUMIERES ET SONS COCHONS
La lumière rythmera le spectacle et sera en perpétuelle mutation grâce à des bascules très lentes et accompagneront les transformations de notre truie. Dans ces ambiances mouvantes, souvent en clair-obscur, des minis découpes très précises permettront de manière fantasmatique de cerner le visage de la narratrice ou des parties de son corps. Là encore, la lumière cadrera le regard du spectateur pour qu’il puisse imaginer les choses le plus possible.
Il s’agit de recréer musicalement et de manière stylisée et déformée les bruits de ville, de fête, d’égout etc.. L’effet est de plonger le spectateur dans un univers légèrement oppressant et que l’ouie soit constamment sollicitée. Marco Trosi ponctue les différents moments avec des pastiches de musique classique et de variété française pour souligner le côté romantique et midinette du personnage
LA TRUIE
Nathalie Boulin a un demi masque de truie avec groin et pommettes ainsi qu’une perruque blonde peroxydée. Elle porte une combinaison gonflée créant un postérieur imposant ainsi que six mamelles visibles de par leur volume de manière subtile sous sa robe mauve, printanière et fleurie. Sur la robe, une blouse blanche de parfumeuse masseuse, déchirée et sale. Cette apparence imposée dès le départ semblera très vite « normale » au spectateur. Ainsi grâce aux éclairages très précis, c’est surtout le public qui imaginera les transformations de notre Truie d’humaine en cochonne et vis versa. On pourra ainsi se poser la question qui traverse Truismes, à savoir si ce costume est vraiment réel, si ce récit est vrai ou fantasmé.
UN JEU OU TOUT EST BON
Le principe de jeu est d’être d’une sincérité ludique, farouche et naïve. C’est le principe du témoignage en direct d’une femme « comme les autres » qui parvient enfin a trouver les évidences pour raconter son histoire extravagante. En jouant cette fable de manière réaliste, comme si elle était vraie, la sensualité, la crudité et surtout la drôlerie noire du texte éclateront pour frapper le spectateur au ventre d’un rire jubilatoire et cruel.
CONCLUSION
Le maître mot de la mise en scène sera la notion de transformation : transformation du décor grâce à la vidéo, lumière changeantes, sons tournants et déformés, visages et silhouettes en constante métamorphose… Mais comme toujours, c’est grâce au jeu direct et sincère des comédiens que la nature corrosive, sauvage et drôle du texte pourra atteindre sensuellement le spectateur pour partager un moment fort d’humanité