Ecrire
Un acte de plaisir
Ecrire pour moi est un travail de plaisir et de passion que je cultive depuis l’adolescence. « Boulettes» est ma huitième pièce. J’ai également écrit « Les Magichiens » (1996 – 45 représentations), « Au Loup ! » (1999 – 15 représentations), « Le chant du crabe » (2003), « Un Plat de Résistance » (2002 – 35 représentations), « Médée » (2005 – 19 représentations), « La souris se fait la Belle » (2005 – 25 représentations), « Vétérans ou une baleine dans ma baignoire » (2007). et « Dans l’œil du Cétacé » (2009 – 18 représentations). J’ai également adapté pour la scène « Truismes » de Marie Darrieussecq, « Les Hamsters » de Nicolas Kolly, « Dehors devant la Porte » de Wolfgang Borchert ou « Le Marchand de Venise » de Shakespeare.
La suite d’une recherche scénique
Mon travail d’écriture est la continuation d’une démarche dramaturgique que je mène avec ma compagnie qui vise à traiter au théâtre les thèmes de la sauvagerie sociale, de l’angoisse métaphysique et de l’onirisme. C’est la confrontation entre les désirs des personnages et la réalité qui m’intéresse. Les héros de mon théâtre sont des êtres cabossés ou des inadaptés, ahuris devant l’iniquité de la société. Ils se posent alors question du sens de leur existence face à un monde qui les rejette. C’est cette inadéquation, ce mélange de tragédie et de burlesque qui provoque simultanément le plaisir et la jubilation du spectateur.
L’histoire
Voici un traducteur d’articles de physique quantique qui vit complètement reclus chez lui grâce à internet. Chaque jour, sa mère abusive, qu’il refuse de voir depuis son adolescence, lui fait livrer par un coursier spécial un carton fumant de trente boulettes de viande. Son univers commence soudainement à imploser lorsque le coursier est remplacé par une coursière (qu’il qualifie immédiatement de Call Girl), qu’une idylle improbable et suspecte se noue entre elle et lui, que le goût des boulettes change et qu’il se rend compte que son ombre gavée de boulettes de maman grossit démesurément et dangereusement a sa place. Est-ce parce que la mère est en train de mourir ?
Ecriture et production
Cette pièce qui a l’ambition de se promener entre Freud, Kafka et Haruki Murakami a reçu une bourse d’écriture « texte en scène » de la Société Suisse des Auteurs (SSA) et bénéficie d’un soutien de Pro Helvétia pour sa production. Une lecture publique à eu lieu au Théâtre Arsenic à Lausanne et a rencontré un grand succès. La pièce est maintenant achevée… avant le dernier polissage que représente le passage au plateau. Grâce à cette pièce, j’ai reçu du canton de Vaud une aide sur trois ans pour développer la mise en scène des mes textes. Avec cette sécurité financière, Boulettes à vocation à tourner le plus possible les deux saisons qui viennent.
Quelques Pistes
Une thématique de l’intime…
Je voudrais raconter comment une mère peut par amour écraser son fils jusqu’à le faire disparaître dans le néant en emportant tout ce qui l’entoure. Comment vivre quand on est effacé, absorbé dans l’ombre ? Comment une société qui enferme ses membres dans une prison à la fois physique et psychique peut-elle s’épanouir ? L’individualisme forcené que nous vivons est-il préférable à une vie sociale et familiale qui peut-être tout aussi oppressante ? Si la transmission entre les générations est une des bases de l’humanité, (une recette immémoriale de boulettes de viande par exemple), est-elle toujours indispensable ? Comment briser les chaînes du passé sans sombrer dans le futur ?
… et du global
Ce qui m’intéresse c’est l’idée de la démultiplication de l’espace ; comment les boulettes de viande d’une mère peuvent se transformer en un trou noir qui absorbe dans un mouvement de siphon l’univers entier. C’est une variation sur l’idée du battement de l’aile d’un papillon au Mexique qui devient un tsunami en Asie. Avec la mondialisation, la demande chinoise et indienne fait augmenter le prix des carburants, des pâtes, du lait… et des boulettes! Dans cette globalisation irrépressible, pourquoi un événement intime comme l’amour démesuré et étouffant d’une mère ne serait-il pas la cause possible d’un cataclysme planétaire ? Après tout n’y a t-il pas encore aujourd’hui, tellement de mères qui apprennent à leur fils de mépriser les femmes ou de tuer et haïr d’autres humains avec les conséquences que l’on sait ?
Un amour intéressé
La coursière est une « Call Girl » ; on l’appelle pour qu’elle distribue des biens et du plaisir. Ici, elle est engagée, sélectionnée et briefée par une mère pour plaire à son fils, le nourrir et la remplacer. Même si tout se règle entre adultes consentants, cette relation commerciale est une forme de prostitution déguisée. Le matérialisme a pris tellement de place dans notre société que même l’amour et les sentiments les plus purs sont biaisés et noircis par des considérations crûment pratiques et transactionnelles. Dans un société qui individualise les gens à l’extrême, chacun pour survivre est livré à lui même et se transforme malgré lui en objet à vendre ou à louer.
Les mille et une boulettes
Pour un fils d’une femme pied noir d’Algérie comme moi, une boulette est le plat oriental et maternel par excellence. Ce plat cuisiné et façonné à la main est plein d’un amour intime et gourmand. Mais il y a aussi dans une boulette de viande une trivialité idiote et absurde. On peut manger une boulette, faire une boulette, parler de boulettes pour beaucoup de parties du corps humain, rechercher les boulettes élémentaires de la matière, explorer et considérer les planètes lointaines comme des boulettes géantes etc… le mot boulette porte avec lui une sensualité et une symbolique ronde multiple et drôle.
Mémoire quantique
La physique quantique est contre intuitive et défie le sens commun. Cela m’a paru la métaphore idéale pour parler des rapports de filiation et de métaphysique ! Nous sommes reliés à nos parents par des liens invisibles et surprenants. Par leur présence ou leur absence, positive ou négative, nos parents font intimement parie de nous. En mourant, ils nous posent la question de notre propre mort et de notre héritage. Que faire de cet héritage moral et culturel? A t-on le droit et est-il possible de s’en affranchir ? Comment vivre la vie après la mort de ses parents ? Notre existence a-t-elle encore un sens si elle n’a plus pour but de transmettre une mémoire à la génération suivante ?
Eléments de mise en scène
Un décor sobre
Pour « boulettes », je propose le décor d’un intérieur sans aucun superflu d’un télétravailleur vivant en complète autarcie. Devant un fauteuil de bureau fortement inclinable en cuir noir, on verra une table grise au plateau épais sur lequel est posé un ordinateur. Sous la table, une forêt de fils électriques. En retrait seront visibles un grand frigo gris sombre et un placard fonctionnel de la même couleur. Tout autour, des surfaces de projections noires. A cour et à jardin, deux grandes portes grises: une donnant sur l’intérieur du studio, l’autre sur le palier ou apparaîtra le livreur et la «Call Girl ».
Ombres et lumière
Le spectacle sera rythmé par la lumière et par des projections continues. Lorsque le fils est seul, il sera éclairé par l’écran de son ordinateur et par un projecteur caché dans le plateau de la table. Cet éclairage par en dessous donnera au Fils ces expressions inquiétantes des films expressionnistes. Il aura aussi derrière lui la lumière en contre jour de la porte ouverte du frigo. Les ombres réelles de ces projecteurs seront cachées par des frises et des découvertes et ne s’imprimeront pas au sol ou au plafond. Ainsi, grâce à des projecteurs cachés, on verra sur les murs des ombres différentes de ce qui se passe réellement sur la scène. Il s’agit d’utiliser toutes les possibilités qu’offrent aujourd’hui les techniques informatiques, les projections vidéo ainsi que les antiques théâtres d’ombres. A chaque ouverture de la porte donnant sur le palier, il y aura une bascule de lumière brutale entre la pénombre de l’univers intérieur et la vive clarté de l’éclairage du palier.
Un théâtre des sens
La lumière et les ombres seront constamment en mouvement. Outre certains effets ou contrastes lumineux, les projections d’ombres sur les murs seront toujours très discrètes et créeront ainsi un malaise permanent. Le son renforcera cette sensation grâce à des atmosphères auditives insidieuses et inquiétantes (on s’amusera aussi avec des citations légères de musique de films en écho avec les nombreuses références cinématographiques du texte). J’entends aussi m’associer avec un traiteur pour que le spectateur puisse sentir de manière nette l’odeur de boulettes de viande pour mieux les déguster à la fin du spectacle. En proposant ce théâtre des sens, ils s’agit de brouiller les perceptions du spectateur en permanence pour lui proposer un niveau de réflexion aussi viscéral que cérébral.
Un jeu charnel
Le jeu de l’acteur sera fort et crédible pour incarner « l’onirisme concret » de ce texte qui est conçu comme un cauchemar éveillé. C’est cela qui permettra de laisser s’évader la réflexion et l’imagination du spectateur dans cet univers drôle et incongru. C’est donc à un travail autour du jeu et du récit auquel on est convié pour une grande aventure épique et intérieure. Parler de nourritures terrestres et d’angoisse métaphysique ne peut se faire qu’au travers d’une présence charnelle de l’acteur, au fil palpable d’une l’émotion sans fausse pudeur à transmettre et à partager.
Conclusion
Cette histoire est une fable sur l’obsession, l’obsession pathologique d’un fils pour une mère à l’amour castrateur. Quand on rejette toute filiation et héritage culturel, comment s’inscrire dans la société et quel sens donner à sa vie ? Quand on considère les boulettes élémentaires de la matière ainsi que l’immensité de l’univers avec sa propre existence, n’est on pas pris d’un vertige métaphysique ? Se sentir irrémédiablement seul, écrasé sous l’ombre de sa mère ou de nos techno-sociétés déshumanisantes, n’est ce pas parler d’une terrifiante vacuité, d’un trou noir, qui aspire tout espoir ? Grâce à des acteurs engagés, Il s’agit donc de faire ressentir au spectateur ces « Boulettes » en lui brouillant les sens en permanence. L’objectif est que le public perde progressivement l’équilibre, comme dans un vertige, pour qu’il éprouve physiquement le trou noir qui s’ouvre devant lui.